Florence Quentin est à la fois égyptologue et journaliste, ou bien est-il plus juste d'écrire, journaliste et égyptologue.
Égyptologue, une passion née lors d’un voyage en Égypte alors qu'elle n'avait que 12 ans et qu'elle étudiera à l’Université de Montpellier, puis à la Sorbonne. Journaliste par envie et par tradition familiale - elle est aujourd’hui rédactrice en chef de la revue culturelle "Ultreïa".
Auteure de plusieurs essais sur l’Égypte ancienne, elle s'est souvent penchée sur les raisons de la fascination qu’exerce cette civilisation sur l’imaginaire occidental.Au cours de ces cinq dernières années, elle a coordonné un immense ouvrage qui est paru en début d'année chez Robert Laffont dans la collection "Bouquins" : "Le livre des Égyptes". Elle publie aujourd'hui, chez Desclée de Brouwer, "Vivante Égypte", l'histoire de son passionnant périple de Guizeh à Philae où son amour pour ce pays explose, en mots choisis, à chaque page.
Égypte actualités : "De loin ce sont des épures avec leurs lignes parfaites et le jeu de la lumière sur leurs faces, tantôt dans l'ombre, puis écrasées de soleil" : nous les avons toutes reconnues n'est-ce pas ?
Florence Quentin : Absolument ! Elles sont le symbole absolu, l’archétype de l’Égypte : les trois pyramides de Gizeh au pied desquelles, pour reprendre les mots de J.-F. Champollion, l’imagination tombe, impuissante… à dire notre admiration, notre respect, la gratitude que nous éprouvons pour ces hommes du Monde ancien qui élevèrent ces monuments pour le temps “djet”, celui de le “durée éternelle”. Et pas seulement, comme on l’a trop colporté, au bénéfice d’un seul, le tout puissant pharaon. Mais pour le "salut" de tous.
Une vision à très long terme qui nous permet de contempler encore une part de la mémoire de notre humanité, menacée dans bien des points du globe aujourd’hui : la dernière des Sept Merveilles du monde antique.
Et puis "mer", qui désigne les pyramides en égyptien, avait aussi pour sens celui du verbe "aimer". Comme je le rappelle dans le chapitre inaugural de "Vivante Égypte" qui débute sur le plateau de Gizeh, ce n’est pas fortuit, un humanisme est à l’œuvre dans ces constructions.ÉA : Après avoir délicieusement plongé notre regard dans les grands yeux des portraits du Fayoum, nous faisons route avec vous vers la ville-utopie du roi "ivre de dieu", Akhenaton. Est-il, pour vous, l'archétype du "mystique" ?
FQ : Il me semble que ce personnage échappe à toutes les définitions qui voudraient le circonscrire : mystique ? Premier monothéiste de l’histoire des religions ou premier fondamentaliste imposant par la force un seul dieu au panthéon (Aton, le Disque rayonnant) dont il était l’unique prophète et intermédiaire ?
Quoi qu’il en soit, son règne est fascinant, qui a marqué une rupture avec la grande tradition pharaonique. En témoigne Akhet-Aton (l’actuelle Tell-el-Amarna), cette ville utopique, bâtie en quelques brèves années en Moyenne Égypte, cet art “naturaliste” et tellement singulier qui mêle distorsion des formes et intention symbolique - par exemple le colosse osiriaque, visible au Musée du Caire et montrant le roi nu et asexué ; une manière pour Akhenaton d’être identifié à Aton lui-même, dont les textes disaient qu’il était à la fois “père et mère de l’humanité”. Et puis, arpenter Tell el Amarna, même à l’état de ruines, c’est sentir encore les mânes de Néfertiti, “la Belle est venue”, que l’on ne connaît si peu, et qui fait aujourd’hui à nouveau parler d’elle avec l’exploration de la tombe de Toutankhamon, c’est croiser de minces et émouvants indices de cette vie loin établie loin de Thèbes et de l’influence du clergé d’Amon. Un site vierge de toute influence qu’Amenhotep IV-Akhenaton avait intensément voulu pour lancer cette incroyable aventure.
On n’échappe pas comme ça à la fascination amarnienne…ÉA : Quant à Hathor, que vous retrouvez dans son haut lieu de culte de Dendara, vous pensez qu'elle peut être un "support d'identité pour les femmes contemporaines en quête d'unité intérieure et qui peinent à conjoindre en elles toutes les dimensions du féminin" : une magnifique manière de la "moderniser" et de la faire "nôtre" ?
FQ : Les mythes ne sont pas seulement de belles histoires qu’on raconte à la veillée. Ils sont une source inépuisable d’enseignements pour nous car ils renferment des mythèmes – amour, mort et résurrection, etc.- universels et intemporels.
Les déesses égyptiennes présentent toutes les facettes du Féminin, non pas simplement comme sexe, mais comme genre. Elles nous parlent d’altruisme comme la grande mère Isis ou d’érotisme dans le sens le plus élevé pour Hathor, c’est-à-dire de cette joie profonde et de cette ivresse de vie qui devraient irriguer le monde, grâce à la médiation du Féminin.
À Dendara, véritable hymne à la Création, tout explose de couleurs, de féminité et d’harmonie : nous voilà parvenus chez celle que les théologiens anciens qualifiaient de “l’Or des dieux, brillante de visage”. Dans le pronaos, on y entendrait presque les chanteuses du temple agiter leur sistre et lancer en cœur : “Le ciel est en allégresse, la terre danse !”, ces magnifiques stances du Cantique du matin que l’on récitait pour la Dorée.
ÉA : Et puis à Louqsor, vous regardez le Nil qui s'étire et qui scintille et vous vous interrogez sur sa mémoire : "Se souvient-il ses processions des barques divines ? Des clameurs de la foule amassée sur les rives de la fête de la vallée"... Comment avez-vous, intimement, répondu à cette question ?
FQ : On ne peut concevoir l’Égypte sans son artère vitale. C’est le Nil qui a donné vie à ces terres arides, qui a permis à cette civilisation parmi les plus accomplies de l’humanité de se développer avec la puissance que l’on sait. Il existe sans doute un “esprit des lieux”, une mémoire de tous ceux qui y voguèrent et qui flotte encore au-dessus de ses eaux vertes, puis anthracites ou encore de flamme, au coucher du soleil. Pour répondre de manière plus personnelle, je reprendrai à mon compte cette très jolie - et si vraie !- citation de la poétesse égyptienne André Chedid :
“Le Nil à mes yeux contient tous les fleuves,C’est lui qui coule dans mes veines.”
ÉA : Et ce Nil nous mène à Philae, au royaume de "Celle qui donne la vie, la Dame de la flamme" : c'était le sanctuaire de la grande Isis, la magicienne. Mais c'est là aussi que les hiéroglyphes se sont tus jusqu'à ce que le génie de Champollion ne les réveille : que ressent-on particulièrement dans ce lieu ?
FQ : Vous avez raison de souligner ce dernier point. En effet, c’est à Philae que s’est éteinte la langue pharaonique, que l’Égypte est devenue muette jusqu’à ce que J.-F. Champollion ne la réveille de son long sommeil. C’est entre le désert et les flots impétueux de la cataracte que le hiérogrammate Hakhom grava les dernières lignes de hiéroglyphes…
C’est très émouvant pour un égyptologue. Et le site est sublime de beauté, aux portes de l’Afrique, avec cette approche en bateau, guidé par les Nubiens qui furent, longtemps après la christianisation de l’Égypte, des fervents fidèles de la déesse Isis.
Philae est pour moi un lieu hors du monde, comme suspendu, loin des affres et des convulsions contemporaines. Un ensemble cultuel qui élève, nourrit, apaise comme la Grande mère égyptienne. Il y a ici une parfaite adéquation entre l’environnement et les monuments. On peut le visiter, mais aussi y flâner, se laisser prendre par la magie des lieux. Comme le mentionne le titre de mon livre, l’Égypte est bien plus qu’un conservatoire, qu’un musée à ciel ouvert. Elle est toujours “vivante”. Philae en est une démonstration. Et puis, Isis, "déesse soleil, au beau visage et aux yeux joyeux", comme la décrit un hymne de Philae, et à qui j’ai consacré un essai historique (*), demeure pour moi un modèle qui enchante ma vie.
ÉA : Par delà son histoire, l'Égypte est un pays de lumières, de contrastes, mais c'est aussi un pays qui a en son sein, un peuple magnifique. Comment le qualifiez-vous ?
FQ : À mes yeux, l’Égypte est un tout indissociable : tout à la fois "Kemet", la terre des pharaons et "Misr", le pays jeune et bouillonnant d’aujourd’hui. De même, son peuple, qui a très peu changé en dépit des vicissitudes de l’histoire, des diverses occupations étrangères et des religions qui se sont succédées dans la Vallée du Nil.
Je dirais que les Égyptiens sont accueillants, leur sourire réchauffe les jours passés sur les sites, dans les villages traversés, au cœur des villes surpeuplées. Ils ont aussi ce sens de l’humour qui fait qu’ils se moquent de leurs malheurs, de l’injustice des puissants à leur égard, de la corruption et de la pénurie… C’était déjà le cas dans l’Antiquité !
Voilà bien la marque d’un grand peuple, qui a intégré son glorieux passé. Le simple fellah, au fond de lui, sait de quelle immense civilisation il descend, comme le montre bien le titre "Fils de roi" que le photographe Denis Dailleux a donné à sa série de magnifiques portraits réalisés au Caire, auprès des plus humbles. Même si parfois nous autres Occidentaux sommes irrités par les codes orientaux, par le fataliste ambiant qu’exprime à merveille ce "maalesh" qu’on entend à longueur de journée. Ce "ça ne fait rien" dit à la fois leur résignation ou encore… réduit l’importance de la faute commise !
ÉA : Florence, ce livre est le livre d'un merveilleux voyage. Mais, nous l'avons bien compris, c'est aussi le livre d'un cheminement intérieur ?
FQ : L’Égypte est devenue un passionnant objet d’étude pour moi, mais avant cela, elle fut un objet d’amour absolu. Une rencontre amoureuse, à douze ans, à une époque où on croisait peu de touristes. Une Égypte enchantée s’est alors ouverte à moi, j’avais trouvé mon orient. Une manière de reconnaissance réciproque qui, à travers son éclat solaire, ses paysages sereins et surtout la richesse de ses textes philosophiques et théologiques, ont profondément marqué ma vie, lui ont donné sens, m’ont soutenue et ont nourri mes questionnements. Je m’efface donc devant ces mots qui sont immensément poétiques : "Je suis celle qui tient la rame dans la barque du commandement, la Souveraine de vie, le guide de la lumière sur les belles routes, la Souveraine de brillance.
Je suis celle qui détient la splendeur sur les routes du ciel nuageux. Celle qui détient les vents dans l'île de la joie. Je suis Hathor,
Souveraine du ciel du nord. Je suis une place de quiétude pour celui qui pratique ce qui est juste."
Propos recueillis par marie grillot
(*) Isis l’éternelle, biographie d’un mythe féminin, Albin Michel, 2012
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