dimanche 20 septembre 2015

Les Pyramides aux mains des Bédouins

Photo Bonfils

Il fut un temps où, pour visiter les pyramides de Gizeh, il fallait s’en remettre, de bon gré ou à son corps défendant, à des Bédouins qui, en vertu de quelque privilège, avaient fait leur le périmètre du plateau. Sortis de nulle part, ils abordaient les “visiteurs” - ainsi appelait-on ceux qui deviendront plus tard les “touristes”- pour leur proposer leurs services moyennant un bakchich à géométrie variable. 

Il fallait se montrer généreux pour faire l’ascension de la pyramide de Khéops, performance quasi obligée à cette époque déjà lointaine. Et à nouveau mettre la main au porte-monnaie pour redescendre, sinon, les guides vous laissaient contempler le paysage et entreprendre le retour à la case départ à vos risques et périls, sans l’aide de qui que ce soit. 

La visite des entrailles du monument était également soumise à la remise de main à la main d’espèces sonnantes et trébuchantes qui donnaient droit à l’accès jusqu’à la Chambre du Roi, si les visiteurs ne craignaient pas trop le frôlement des chauves-souris ou encore les facéties des guides qui s’ingéniaient à éteindre leurs bougies au bon (en fait : au mauvais) moment, histoire de corser encore l’aventure.

Mais qui étaient ces guides zélés, sans la “permission” desquels on ne pouvait visiter les pyramides comme tient à le rappeler Antoine Barthélemy Clot dans son “Aperçu général sur l'Égypte” (1840) ? De quelle tribu étaient-ils ? Nos recherches achoppent ici sur un grand flou, les relations des voyageurs s’en tenant globalement au terme générique de “Bédouins”. 
Sous réserve de complément d’inventaire, les seules précisions à notre disposition sont celles données par F. J. Mayeux dans son ouvrage “Les Bédouins ou Arabes du désert” (1816). Nous y lisons : “(Les) Arabes de Bissar sont encore des Bédouins de la province de Guizé. Ils errent incessamment autour des Pyramides, et poussent jusqu’à Saccara. On les connaîtrait à peine sans le concours des plus curieux citadins du voisinage et de tous les voyageurs, vers les antiquités qui couvrent ces lieux. On est obligé de prendre, pour y arriver et les parcourir en sûreté, des guides parmi les gens de cette tribu qui s’est depuis longtemps emparée de tous les passages, et fait un certain revenu de la curiosité générale. Les Arabes de Bissar connaissent seuls l’entrée et l’intérieur des Pyramides, et s’acquittent honnêtement de leur emploi, n’arrêtent personne et se gardent surtout de dévaliser les gens qu’amène sans cesse vers eux le désir de connaître les plus anciennes créations de l’industrie humaine : leur intérêt les oblige à cette bonne conduite. Ils dépouilleraient un voyageur par hasard, le salaire qu’ils tirent journellement de la foule des curieux est un revenu certain et bien autrement avantageux.
Photo Zangaki
Selon Louis Malosse, dans ses “Impressions d'Égypte” (1896), le monopole de la garde des pyramides confié à “une” tribu (sans précision sur son nom) composée d’une soixantaine de Bédouins était une faveur du gouvernement égyptien. Et l’auteur complète ainsi son récit : “Celui qui se livre à une visite consciencieuse (de la Grande Pyramide) devient, pour une heure au moins, la propriété absolue de ces Bédouins. Ils forment une masse grouillante et turbulente qui s’agite, continuellement au pied de la Grande Pyramide, jetant des regards inquisiteurs sur la route, attendant les étrangers avec anxiété. Dès que quelques touristes arrivent, le scheik de la tribu s’avance à leur rencontre. Les conditions de la visite sont réglées sans qu’il y ait besoin de parlementer longuement. Le scheik désigne alors pour chaque personne deux Bédouins. À ces deux Bédouins se joignent bientôt par raccroc deux autres indigènes, dont l’un porte une gargoulette de terre pleine d’eau. Il y a donc pour chaque Européen qui gravit la Pyramide quatre indigènes.

Les récits des voyageurs qui, au XIXe siècle et au début du XXe, visitèrent le plus célèbre monument de Gizeh sont généreux en détails rocambolesques, notamment sur le mode d’emploi de l’escalade, parfois en des termes d’un autre âge qui passent aujourd’hui difficilement la rampe.


Arrivé au pied de la grande pyramide, se rappelle Achille Fouquier en 1869 dans “Hors de Paris : canal de Suez, Le Caire, Jérusalem, Damas”, je fus aussitôt entouré d'une foule d'Arabes qui voulaient s'emparer de ma personne pour me hisser au haut du monument. Ce ne fut qu'après avoir donné à leur chef le bakchich obligatoire, et en menaçant les Bédouins d'un petit bâton dont je m'étais armé tout exprès pour me garantir de leur approche, que je pus commencer mon ascension. (...) Les Bédouins, qui n'avaient cessé de tournoyer autour de moi comme des mouches, s'empressèrent à l'envi de m'offrir des couteaux pour graver mon nom dans la pierre tendre, comme ils le voient faire à tant de gens.

Deux (Bédouins) vous hissent par devant, écrit pour sa part Louis Trotignon en 1890 dans “En Égypte : notes de voyage”, deux vous poussent par derrière. On franchit de cette façon les hautes assises de la pyramide, et en un quart d'heure on atteint sa plate-forme. (...) La plate-forme de la grande pyramide disparaît littéralement sous les noms imbéciles des voyageurs. On y lit même des réclames et des adresses commerciales ! La descente s'opère rapidement, toujours entre les bras des Bédouins.

Les relations de cette teneur sont nombreuses et témoignent d’un marchandage quasi institutionnel entre voyageurs et guides locaux. Ces derniers avaient “l’avantage du terrain” même si, comme on peut le penser, ils ne présentaient pas nécessairement le “profil” pour cet emploi providentiel. Quant aux touristes, ils concentraient, pour beaucoup d’entre eux, leur admiration des pyramides sur l’exploit que représentait l’ascension de la plus majestueuse d’entre elles, la découverte de la chambre de la Reine, de la Grande Galerie et de la chambre du Roi étant très souvent considérée comme un supplément peu accessible, voire comme une épreuve. Bref, les mœurs touristiques avaient de grands progrès à réaliser et les connaissances égyptologiques naissantes restaient encore l’apanage des seuls savants. Mais on le sait ! Les Pyramides “en avaient vu d’autres” ! Et le temps a toujours joué en leur faveur.

Marc Chartier

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