jeudi 24 février 2022

Un hippopotame au musée du Louvre : une histoire lourde de sens...

Statuette d'hippopotame - faïence siliceuse - Moyen Empire - XIe dynastie
découverte dans la nécropole de Dra Abou el-Naga par Auguste Mariette entre 1860 et 1863 
Département des antiquités égyptiennes du Louvre - E 7709


L'hippopotame est debout, son corps est massif, ses pattes sont courtes. On l'imagine marchant lourdement dans les marais, tête baissée, faisant trembler le sol, écrasant toute végétation sur son passage.

L'artiste qui l'a réalisé maîtrisait de façon parfaite l'anatomie de cet "Hippopotamus amphibius", espèce alors la plus répandue sur les bords du Nil. Sur la faïence, d'un bleu soutenu et brillant s'apparentant aux couleurs du fleuve, il a souligné de noir ses yeux et sa bouche... Mais il ne s'est pas arrêté là : avec une extrême originalité, il a également esquissé sur sa peau  son environnement nilotique. 

Dans une analyse de différentes représentations de ce pachyderme, Gaston Maspero précise : "Le potier a dessiné sur leur corps, à l'encre noire, des fourrés de roseaux et de lotus au milieu desquels volent des oiseaux et des papillons. C'était une manière de montrer la bête dans son milieu naturel. Le bleu en est profond, éclatant et le vert reparaît avec les dynasties saïtes."
Statuette d'hippopotame - faïence siliceuse - Moyen Empire - XIe dynastie
découverte dans la nécropole de Dra Abou el-Naga par Auguste Mariette entre 1860 et 1863 
Département des antiquités égyptiennes du Louvre - E 7709 - photo © 2012 Musée du Louvre / Christian Décamps

Ces statuettes ont généralement été retrouvées dans les tombes du Moyen Empire et de la Deuxième Période intermédiaire… Auguste Mariette apporte une précision quant à leur emplacement dans le contexte funéraire : "À Drah-abou’l-Neggah nous avons eu deux fois occasion de constater que les figures qui représentent l’hippopotame debout ou couché sont placées dans l’intérieur du cercueil et sous les pieds du défunt"…

Quelle est leur symbolique ? Quels étaient leurs pouvoirs ? Les raisons de leur présence près des défunts ne manquent pas de poser question…

Dans "L'Egypte des pharaons au musée du Caire", Jean-Pierre Corteggiani constate : "On ne sait pas exactement pourquoi, au Moyen Empire, les Égyptiens plaçaient de semblables statuettes d’hippopotames dans les tombes mais, qu'elles figurent l’animal debout où à demi couché, gueule ouverte tournée vers l’arrière, ce sont de loin les plus nombreuses des figurines animales retrouvées dans les sépultures de cette époque".

Pour Élisabeth Delange ("Des Animaux et des Pharaons") : "L’hippopotame était partie intégrante du paysage nilotique. Dès la plus haute époque, on éprouva le besoin de le représenter afin de maîtriser symboliquement sa force destructrice. À la fin du Moyen Empire apparurent ainsi une série de figures originales et suggestives… Déposé dans la tombe, l’hippopotame prenait une tout autre signification, devenant la figure symbolique du soleil qui surgit de l’onde au matin de la création. C’est pourquoi il accompagnait le défunt dans sa 'résurrection'". 

Si l'hippopotame peut évoquer le "Noun", marécage primordial, la femelle est généralement associée à la déesse Thouéris : "garante de la fertilité et protectrice des naissances".
Déesse hippopotame Thouéris (Taouret) - schiste vert - XXVIe dynastie - règne de Psammétique 1er (664-610 av. J.C)
statue provenant de Karnak : trouvée en 1874 par des paysans, elle a été saisie par Auguste Mariette
Musée égyptien du Caire - CG 39194

Isabelle Franco, dans son "Dictionnaire de mythologie égyptienne", explique parfaitement avec quelle intelligence les anciens Égyptiens ont conjugué cette "dualité" : "L'hippopotame était redouté… Face à cette puissance incontrôlable les Égyptiens ont adopté une double attitude. D'une part, ils ont utilisé l'image de fécondité associée à la femelle hippopotame en l'attribuant à certaines déesses protectrices de la maternité, comme Taourèt - Thouéris ou Ipèt. D'autre part, ils ont combattu les influences néfastes véhiculées par le mâle en les anéantissant par des procédés magiques."
La nécropole de Dra Abou el-Naga aujourd'hui 

Plus d'une cinquantaine de ces statuettes d'hippopotame - en faïence bleue ou verte, debout ou couché - se retrouvent dans les collections des grands musées. 

Très ressemblante de l'une des statuettes exposées au musée du Caire (JE 21365), celle-ci - référencée E 7709 - se trouve au Louvre, précisément dans la salle 636 consacrée au Moyen Empire. Sa notice précise que : "A la fin du XIXe siècle, les égyptologues du musée du Caire, désireux de présenter en France des doublons des plus belles pièces de leur collection, vendirent l'hippopotame au Louvre".
Statuette d'hippopotame - faïence siliceuse - Moyen Empire - XIe dynastie
découverte dans la nécropole de Dra Abou el-Naga par Auguste Mariette entre 1860 et 1863 
Département des antiquités égyptiennes du Louvre - E 7709 - photo © 2012 Musée du Louvre / Christian Décamps

Cependant, comme "détenteurs précédents", le musée parisien indique : "Mariette, Auguste (?) Allemant, Eugène, Désiré, Philippe". Des recherches mènent effectivement à y retrouver son entrée, le 28 novembre 1883. Elle est ainsi consignée : "Acquisition à M. Allemant d'une statuette d'hippopotame en terre émaillée de couleur bleue, trouvée à Thèbes".

Eugène Desiré Philippe Allemant était un marchand d'art et collectionneur de Lodève (France). Dragoman (traducteur) du Sultan Abd-ul Aziz, il a vécu en Egypte pendant près d'une quinzaine d'années. Il a eu ainsi tout loisir de se constituer une belle collection d'antiquités. Elle sera proposée en plusieurs ventes aux enchères, dont les plus importantes se dérouleront à Londres en 1878 et à Paris en 1883. 
Statuette d'hippopotame - faïence siliceuse - Moyen Empire - XIe dynastie
découverte dans la nécropole de Dra Abou el-Naga par Auguste Mariette entre 1860 et 1863
 Département des antiquités égyptiennes du Louvre - E 7709 - photo © 2012 Musée du Louvre / Christian Décamps

Dans "Des Animaux et des Pharaons", une note rappelle que : "L. Keimer a démontré en 1929 que la statuette du Louvre fut trouvée par Mariette dans la nécropole de Dra Aboul Nagga, à l'intérieur du tombeau d'un Antef, accompagnée de deux autres hippopotames se trouvant aujourd'hui au Caire (JE 21365 et JE 21366). Les trois objets furent découverts ensemble et se sont d'abord retrouvés au musée de Boulaq; l'un arriva plus tard au Louvre. Cette tombe d'un Antef pourrait être celle de Noubkheperrê, redécouverte par Mariette en 1860-1863".
Statuette d'hippopotame - faïence bleue - Moyen Empire - XIe dynastie
découverte dans la nécropole de Dra Abou el-Naga par Auguste Mariette en 1860 ou 1863
Musée Égyptien du Caire - JE 21365

Il est tentant de rapporter que, dans le "Guide du visiteur au musée de Boulaq (édition 1883)", Gaston Maspero décrit - sous le n° 3240 - un hippopotame très semblable, fait état d'un second - n° 3340 - et fait mention d'un "troisième hippopotame aujourd'hui perdu" provenant "d'une tombe de Thèbes" sans en préciser le propriétaire... Si l'information est vague, si elle est peut-être sans lien direct avec notre statuette, elle sous-entend  cependant le fait que certains artefacts - même des hippopotames ! - pouvaient … disparaître sans laisser de traces … 

marie grillot

sources :
Figurine d'hippopotame
https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010007430
Gaston Maspero, Guide du visiteur du musée de Boulaq, édition 1883, TYP. Adolphe Holzhausen, Vienne, 1883
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6305105w.texteImage
Gaston Maspero, L'archéologie égyptienne, Paris, Maison Quantin, 1887, p. 253
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k331686/f254.item.texteImage
Jean-Pierre Corteggiani, L'Egypte des pharaons au musée du Caire, Hachette Paris, 1986
Guillemette Andreux, Marie-Hélène Rutschowscaya, Christiane Ziegler, L'Egypte ancienne au Louvre, Hachette, 1997
Marc Desti, Des dieux, des tombeaux, un savant. En Egypte, sur les pas de Mariette pacha, cat. exp. (Boulogne-sur-Mer, Château-musée, 10 mai - 30 août 2004), Paris, Somogy éditions d'art, 2004
Gianluca Miniaci, Stephen Quirke, Reconceiving the Tomb in the Late Middle Kingdom. The Burial of the Accountant of the Main Enclosure Neferhotep at Dra Abu al-Naga, BIFAO 109, 2009, p. 339-383, 
http://www.ifao.egnet.net/bifao/109/17/
Morris L. Bierbrier, Who Was Who in Egyptology, London, Egypt Exploration Society, 2012
Catalogue d'exposition Des Animaux et des Pharaons, Le règne animal dans l'Égypte ancienne, présentée au musée Louvre-Lens (4 décembre 2014 au 9 mars 2015), Éditions Somogy / Louvre Lens

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