mardi 15 octobre 2019

La tête de Didoufri : un chef-d'oeuvre de l'Ancien Empire au Louvre

Tête d'un sphinx du roi Didoufri (Djedefrê) - 2565 - 2558 av. J.-C. (IVe dynastie) - quartzite
découverte dans les ruines du temple attenant à sa pyramide d'Abou Roach, au nord de Giza
par Emile Chassinat (IFAO) lors de la saison de fouille 1900 - 1901
Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre - E 12626
photo © 1997 Musée du Louvre / Christian Larrieu


Le visage est noble, fier, les mutilations subies n'enlèvent rien à sa beauté. Peut-être même nous incitent-t-elles à lui porter plus d'attention… Si son air altier, empli de majesté, nous fascine, ce "je ne sais quoi" dans l'ossature du visage, le modelé des lèvres qui lui confère un aspect moins solennel, plus "humain", porteur d'une certaine nostalgie, de la notion, fatale, du temps qui passe, nous séduit.

Ce "portrait" de pierre ne peut engendrer l'indifférence. Le sentiment d'être face à une œuvre d'art d'une grande force, la conviction de reconnaître l'immense talent d'un artisan de l'antiquité, s'imposent… Mais la "lecture" de l'expression de ce pharaon nous laisse, cependant, subtilement hésitants.
Tête d'un sphinx du roi Didoufri (Djedefrê) - 2565 - 2558 av. J.-C. (IVe dynastie) - quartzite
découverte dans les ruines du temple attenant à sa pyramide d'Abou Roach, au nord de Giza
par Emile Chassinat (IFAO) lors de la saison de fouille 1900 - 1901
Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre - E 12626

Dans son étude "À propos d'une tête en grès rouge du roi Didoufri", l'égyptologue Émile Chassinat exprime de façon fort sensible ce qu'il a ressenti face à ce visage : "La physionomie présente, au reste, un mélange curieux de rudesse et de douceur presque morbide. La mâchoire forte, la saillie des pommettes lui donnent un caractère un peu brutal qui s'accentue encore, lorsque la tête est exposée de profil, par le dessin de la bouche, dont les lèvres, aux commissures renflées, débordent sur la ligne fuyante du menton. Mais, par un contraste étrange, admirablement traduit par le sculpteur, cette expression est corrigée par une apparence de jeunesse que n'ont point les statues de Khéphrèn et de Mycérinus, et les traits, aussi plus émaciés, sont comme adoucis par une teinte de mélancolie." 
Tête d'un sphinx du roi Didoufri (Djedefrê) - 2565 - 2558 av. J.-C. (IVe dynastie) - quartzite
découverte dans les ruines du temple attenant à sa pyramide d'Abou Roach, au nord de Giza
par Emile Chassinat (IFAO) lors de la saison de fouille 1900 - 1901
Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre - E 12626

Quant à Christiane Ziegler, elle en fait, dans "L'art égyptien au temps des pyramides", une description des plus intéressantes dont voici un court extrait : "L'exceptionnel rendu des particularités anatomiques - ligne fuyante du menton, mâchoire forte, pommettes saillantes, structure du front perceptible sous la peau tendue, bouche renflée - confère à l'oeuvre une brutalité expressive que tempèrent des notations plus subtiles, comme la dépression sous l'oeil ou le froncement de l'orbiculaire aux commissures des lèvres."

Le pharaon porte un némès uni dont le sculpteur a su rendre, avec habileté, la fluidité du tissu. Bordé par une bande de maintien sur le front, il est orné en son centre d'un uraeus dressé. Les sourcils sont peu marqués, les yeux sont étirés. Le nez est malheureusement mutilé. Quant aux lèvres, elles sont particulièrement bien travaillées et donnent, pour une grande part, sa présence à cette statue. La barbe postiche a disparu et le menton demeure avec sa blessure qui jamais ne cicatrisera.
Tête d'un sphinx du roi Didoufri (Djedefrê) - 2565 - 2558 av. J.-C. (IVe dynastie) - quartzite
découverte dans les ruines du temple attenant à sa pyramide d'Abou Roach, au nord de Giza
par Emile Chassinat (IFAO) lors de la saison de fouille 1900 - 1901
Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre - E 12626

Cette sculpture était autrefois polychrome ; seules quelques traces de peinture rouge demeurent perceptibles sur le front. Elle est réalisée "dans un quartzite rouge venant du Gebel Ahmar non loin d'Héliopolis où le dieu solaire Rê avait son principal sanctuaire. L'importante croissante qu'a pris le culte de Rê, dont le nom se retrouve dans celui du roi, rend plausible une association entre le culte solaire et le choix du matériaux" précise Krzysztof Grzymski ("L'art égyptien au temps des pyramides").

Cette tête, qui appartenait à un sphinx à l'image du pharaon Didoufri (IVe dynastie), également connu sous les noms de Djedefrê ("sa stabilité est celle de Rê"), de Ratotef, de Radjedef, ou bien encore de Ratoisês ou Ratoîse pour Manéthon, provient d'Abou Roach.

C'est là que, s'éloignant de quelques kilomètres du "prestigieux" plateau des grandes pyramides de Giza, où reposent ses ancêtres, le successeur de Khéops, dont le règne dura plus de 25 ans, fit construire sa propre pyramide. 
Tête d'un sphinx du roi Didoufri (Djedefrê) - 2565 - 2558 av. J.-C. (IVe dynastie) - quartzite
découverte dans les ruines du temple attenant à sa pyramide d'Abou Roach, au nord de Giza
par Emile Chassinat (IFAO) lors de la saison de fouille 1900 - 1901
Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre - E 12626

"Abou Roach, ou comment mieux faire que Giza ! Dans le gigantisme qui caractérise les monuments de la IVe dynastie (2625 - 2610 avant J.-C.), on ne peut être qu'impressionné par un souverain qui décida de construire son monument dans un lieu quasi inaccessible … Le Gebel Abou Roach culmine  à quelque  160 m d'altitude au-dessus du niveau de la mer c'est à dire quatre-vingt-dix mètres au-dessus de la plaine" analysent Sydney Aufrère et Jean-Claude Golvin dans "L'Egypte restituée - tome 3". 

Sa pyramide, dénommée "Domaine des étoiles de Djed.ef-Ré" mesurait près de 70 mètres, mais il n'en demeure désormais que quelques assises… "Sa démolition fut peut-être déjà commencée sous les rois memphites, ses successeurs immédiats. Poursuivie par les Coptes, qui empruntèrent au monument et à ses dépendances les matériaux nécessaires à la construction du monastère et de l'église dont les ruines ont été retrouvées, un peu plus au Nord", elle servit ensuite de carrière pour les habitants de la région… 
Pyramide de Didoufri (Djedefrê) - Abou Roach - photo de Jon Bodsworth

De décembre 1900 à avril 1901, l'Institut Français d'Archéologie Orientale effectue sa première mission sur le site. Si Karl Richard Lepsisus en 1848, puis William Matthew Flinders Petrie, une quarantaine d'années plus tard avaient déjà exploré cette partie de la nécropole memphite, c'est bien Emile Chassinat (directeur de l'IFAO de 1898 à 1912) qui, par ses belles découvertes, en écrit alors une page importante de son histoire. 

C'est dans le secteur de la partie centrale de la face Est de la pyramide qu'il découvre cette tête du pharaon. 
Tête d'un sphinx du roi Didoufri (Djedefrê) - 2565 - 2558 av. J.-C. (IVe dynastie) - quartzite
 découverte dans les ruines du temple attenant à sa pyramide d'Abou Roach, au nord de Giza
par Emile Chassinat (IFAO) lors de la saison de fouille 1900 - 1901
Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre - E 12626 - photo wikipédia

Il retrace ainsi le grand moment de la découverte : "Au pied du mur qui borne la cour dallée…, je rencontrai, en dégageant le sol, une large tranchée ouverte dans la roche, semblable à celles qui sont creusées auprès de la pyramide de Kheops. Je la fis vider, sans parvenir à en déterminer la destination. Le travail fut considérable, car elle ne mesure pas moins de 35 mètres de long sur 5 mètres de largeur moyenne, et a 9 m. 50 dans sa partie la plus profonde. Je fus cependant récompensé de mes peines par la découverte de documents archéologiques de grand intérêt. Les spoliateurs de la nécropole , pour accomplir leur œuvre de destruction sur les effigies royales, s'étaient établis à peu de distance de cette fosse, et nombre de fragments, s'échappant de leurs mains, y roulèrent pêle-mêle. C'est ainsi que je pus recueillir une tête grandeur nature du roi Didoufrî, … qui est certainement la pièce la plus importante découverte pendant les travaux. L'exécution en est admirable et fait regretter amèrement la perte irréparable des dix-huit statues dont j'ai rencontré les restes mutilés. Par certains points, elle peut être comparée, comme beauté, aux fameuses statues de Khéphrèn, bien que la matière dans laquelle on l'a taillée, beaucoup plus ingrate, ait contraint le sculpteur à une technique particulière. L'expression d'énergie de la physionomie est saisissante. C'est là, certainement, l'un des meilleurs spécimens de la statuaire officielle de l'ancien empire". 

Suite au partage effectué à l'issue des fouilles, elle est entrée dans les collections du Louvre, en 1907, sous le numéro d'inventaire. Elle est exposée dans l'aile Sully, salle  635.

marie grillot

sources :
Tête de Djedefrê
https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010007230
Chassinat Émile, Les fouilles d'Abou Roash (1900-1901) par l'Institut français d'archéologie orientale du Caire, Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 45ᵉ année, N. 5, pp. 616-619, 1901
http://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1901_num_45_5_16956
Chassinat Émile, À propos d'une tête en grès rouge du roi Didoufri (IVe dynastie) conservée au Musée du Louvre, Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, tome 25, fascicule 1-2, pp. 53-76, 1921
DOI : 10.3406/piot.1921.1816
www.persee.fr/doc/piot_1148-6023_1921_num_25_1_1816
Georges Bénédite, Bulletin des musées de France / publié sous la direction de Paul Vitry, 1908 n°2
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58649888/f28.item.r=BENEDITE.texteImag
Guillemette Andreux, Marie-Hélène Rutschowscaya, Christiane Ziegler, L'Egypte ancienne au Louvre, Hachette, 1997
Sydney Aufrère, Jean-Claude Golvin, L'Egypte restituée - Tome 3 - Sites, temples et pyramides de Moyenne et Basse Égypte, Editions Errance, 1997
Christiane Ziegler, L'art égyptien au temps des pyramides, Réunion des musées nationaux, 1999

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